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Des extases de Thérèse d’Avila aux stigmates de Padre Pio : Quand le divin brûle la chair

Par Philippe Loneux |
Illustration symbolique montrant côte à côte la transverbération de sainte Thérèse d'Avila, tenant une lance enflammée contre son cœur, et la main gantée et stigmatisée de Padre Pio.

Imaginez une douleur si aiguë qu’elle vous arrache des gémissements, et pourtant si délicieuse que vous souhaiteriez qu’elle ne cesse jamais. C’est le paradoxe insoutenable que décrit une religieuse espagnole au XVIe siècle. Dans sa cellule, un ange lui apparaît, non pas pour la réconforter, mais pour lui plonger une lance à pointe de feu dans le cœur, à plusieurs reprises.

Ce n’est pas une métaphore poétique. C’est une effraction physique.

Quatre cents ans plus tard, dans le sud de l’Italie, un moine capucin s’effondre dans le chœur de son couvent, les mains, les pieds et le côté percés, saignant abondamment. Entre Thérèse d’Avila, la réformatrice du Carmel, et Padre Pio, le confesseur des foules modernes, il y a un gouffre temporel, mais une même réalité brûlante : l’expérience mystique ne se contente pas de toucher l’âme, elle marque le corps au fer rouge.

La Transverbération : Le cœur transpercé de la Castillane

Quand on lit les écrits de sainte Thérèse de Jésus (son nom de religion), on est loin de l’image d’Épinal de la nonne éthérée. C’est une femme de tempérament, une bâtisseuse, qui sillonne les routes d’Espagne pour réformer son ordre. Mais sa vie intérieure est un champ de bataille.

Son expérience la plus célèbre, immortalisée dans le marbre par le Bernin à Rome, est la transverbération (du latin transverberare, traverser de part en part). Elle décrit cette scène avec une précision chirurgicale : la pointe d’or, le feu qui consume les entrailles, la douleur physique « si grande », et la « suavité » spirituelle qui l’accompagne.

Pour l’historien des croyances, ce témoignage est capital. Thérèse ne sépare pas le corps de l’esprit. Le divin n’est pas une idée abstraite, c’est une présence qui incendie la chair. Elle sort de ces extases épuisée, le corps brisé, mais l’esprit d’une lucidité terrifiante. Elle incarne cette tension propre à la grande mystique chrétienne : l’union à Dieu est une épreuve du feu qui purifie autant qu’elle blesse.

Padre Pio : Le scandale du sang au XXe siècle

Sautons quatre siècles. Nous sommes en 1918, à San Giovanni Rotondo, dans une Europe encore traumatisée par la Grande Guerre. Francesco Forgione, devenu Padre Pio, vit une expérience similaire dans sa structure, mais différente dans sa manifestation.

Là où la blessure de Thérèse était intérieure (bien qu’elle ait affirmé que son cœur portait une cicatrice physique, ce que des autopsies siècles plus tard sembleront confirmer), celle de Pio est visible, externe, choquante. Il reçoit les stigmates : les plaies de la crucifixion du Christ.

Ce qui fascine avec Padre Pio, c’est la modernité du phénomène. Nous ne sommes plus au Moyen Âge. Ses plaies ont été photographiées, examinées par des médecins athées, des autorités ecclésiastiques sceptiques. Elles ne suppuraient pas, ne cicatrisaient jamais, et dégageaient souvent une odeur de parfum (phénomène d’osmogenèse) plutôt que de sang.

Pendant cinquante ans, il a dû porter des mitaines pour cacher ce que l’Église considérait avec une méfiance absolue. Comme pour Thérèse, le phénomène physique n’était pas une fin en soi, mais le signe visible d’une participation totale, corps et âme, à la souffrance rédemptrice. Il était devenu, littéralement, un alter Christus (un autre Christ).

Le corps comme champ de bataille

Quel est le lien profond entre la Carmélite du Siècle d’Or et le Capucin de l’ère atomique ? Ils nous rappellent une vérité que nos sociétés aseptisées ont oubliée : la rencontre avec l’Absolu est dangereuse.

Ces mystiques ne sont pas des philosophes de salon. Ce sont des aventuriers de l’extrême. Leur corps devient le théâtre où se joue une dramatique qui les dépasse. Ils sont ce que la théologie appelle des « âmes victimes », qui acceptent de porter dans leur propre chair une part de la souffrance du monde.

L’institution religieuse a toujours eu une relation compliquée avec ces figures. Elle les vénère une fois morts, mais s’en méfie terriblement de leur vivant. Pourquoi ? Parce qu’ils sont incontrôlables. Leur autorité ne vient pas d’un diplôme ou d’un rang dans la hiérarchie, mais d’une expérience directe, foudroyante, qui court-circuite les canaux habituels. Thérèse a été inquiétée par l’Inquisition, Pio a été interdit de ministère public pendant des années.

En contemplant ces vies consumées, on ne peut s’empêcher de ressentir un vertige. Qu’on soit croyant ou agnostique, leur témoignage force le respect par son intensité. Ils ont franchi une porte que la plupart d’entre nous préfèrent garder fermée à double tour. Ils nous montrent que l’humain est capable de supporter des tensions inimaginables, à la frontière exacte où la douleur la plus pure touche à l’extase. Reste une question : aurions-nous le courage, ne serait-ce qu’une seconde, de demander à voir ce qu’ils ont vu ?

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Questions fréquentes

1. Ces mystiques étaient-ils des hystériques ?

C’est l’explication psychiatrique classique depuis le XIXe siècle, notamment avec Charcot. Cependant, elle résiste mal à l’analyse historique. Les vrais hystériques sont cliniquement désorganisés, incapables de fonctionner socialement. Or, Thérèse d’Avila a fondé 17 couvents, géré des finances complexes et écrit des chefs-d’œuvre littéraires. Padre Pio confessait 15 heures par jour et a supervisé la construction d’un hôpital ultramoderne. Leur lucidité et leur efficacité dans le monde réel contredisent le diagnostic de pure maladie mentale.

2. Qu’est-ce que la transverbération exactement ?

C’est un phénomène mystique très spécifique, distinct des stigmates. Le terme désigne le transpercement du cœur (spirituel et parfois ressenti physiquement) par une flèche ou une lance divine, symbolisant un amour de Dieu si intense qu’il devient une blessure. C’est une « opération » spirituelle qui laisse le sujet embrasé d’amour et de douleur. C’est l’expérience emblématique de sainte Thérèse, mais d’autres mystiques comme Jean de la Croix l’ont aussi évoquée.

3. Pourquoi l’Église s’est-elle méfiée de Padre Pio de son vivant ?

L’Église catholique a une peur viscérale du « merveilleux » incontrôlé. Elle craint le charlatanisme, l’hystérie collective, ou l’influence du démon qui peut « singer » le divin. Face aux stigmates de Padre Pio, le Vatican a d’abord envoyé des médecins et des enquêteurs très sceptiques (comme le père Gemelli) pour prouver la fraude ou l’origine névrotique. Il a fallu des décennies de surveillance pour que l’Église admette l’authenticité surnaturelle des phénomènes, ne le canonisant qu’en 2002, longtemps après sa mort.

À propos de l’auteur Chroniqueur spécialisé en histoire des croyances et symbolisme, explore les frontières du visible. Il décrypte aussi bien les traditions religieuses que les phénomènes ésotériques et les grands mystères, en cherchant toujours le sens caché sous le prisme de l’analyse historique.
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