Les chrétiens ont-ils détruit la bibliothèque d’Alexandrie ? Distinguer les faits, les interprétations et les légendes

par | Avr 18, 2025 | Christianisme, Histoire

Il existe une idée tenace selon laquelle la bibliothèque d’Alexandrie aurait été détruite par les chrétiens en 391 après Jésus-Christ, dans un élan de fanatisme religieux. Cette affirmation revient souvent dans des discussions passionnées sur les rapports entre religion et savoir, foi et science. Mais cette idée repose-t-elle sur des faits historiques établis ? Ou s’agit-il d’une interprétation tardive, parfois influencée par des visions idéologiques ? Pour comprendre ce qu’il en est vraiment, il faut faire le tri entre ce que l’on sait, ce que l’on suppose, et ce que l’on imagine.

La bibliothèque d’Alexandrie : un projet unique dans l’Antiquité

La grande bibliothèque d’Alexandrie a été fondée au IIIe siècle avant notre ère, sous les Ptolémées, rois grecs d’Égypte. Elle était installée au sein du Muséion, un centre savant inspiré de l’Académie de Platon. Le but était ambitieux : rassembler tous les savoirs du monde connu, qu’ils soient égyptiens, grecs, perses, indiens ou mésopotamiens. On estime que des centaines de milliers de rouleaux y étaient conservés, même si les chiffres varient selon les sources.

Cette bibliothèque n’était pas un bâtiment isolé. Il semble qu’il existait aussi une annexe dans un autre lieu prestigieux d’Alexandrie : le Serapeum, un temple dédié au dieu gréco-égyptien Sérapis. Mais cette distinction entre les deux lieux est souvent négligée dans les récits modernes.

Résumé historique : destruction de la bibliothèque d’Alexandrie

Voici les éléments essentiels pour comprendre ce que l’on sait – ou non – de la disparition de la bibliothèque d’Alexandrie et du rôle supposé des chrétiens.

Fondée au IIIe siècle av. J.-C., la bibliothèque d’Alexandrie visait à réunir tous les savoirs du monde antique au sein du Muséion.
Elle n’a pas été détruite d’un seul coup, mais a décliné par étapes, au fil d’événements étalés sur plusieurs siècles.
En 391, le Serapeum a bien été détruit par des chrétiens, mais aucune source contemporaine ne parle de manuscrits brûlés à cette occasion.
L’idée d’une destruction chrétienne repose sur des récits modernes sans fondement solide, popularisés à partir du XVIIIe siècle.
Des chercheurs comme Christophe Rico ou des plateformes comme Stanford et ResearchGate plaident pour une lecture critique des accusations idéologiques modernes.
Le mythe d’un incendie unique et volontaire masque une réalité bien plus complexe, liée à des facteurs militaires, politiques et culturels divers.
Aucune preuve archéologique ou textuelle ne permet de désigner un coupable unique ni de confirmer une destruction massive par un groupe précis.

Que s’est-il passé en 391 ?

L’année 391 marque une étape importante dans la lutte menée par l’Empire romain contre les cultes païens. L’empereur Théodose Ier interdit alors les sacrifices et ordonne la fermeture des temples païens. À Alexandrie, le préfet Théophile met en œuvre cette politique. Le Serapeum, symbole du paganisme savant, est attaqué et détruit, dans un contexte de tensions violentes entre païens et chrétiens.

Ce fait est attesté par plusieurs sources, notamment l’historien Socrate de Constantinople, qui relate la destruction du temple. Toutefois, aucun auteur de l’époque ne mentionne que des livres, rouleaux ou documents aient été brûlés à cette occasion. Pas un mot sur une bibliothèque. Ce silence est parfois perçu comme un aveu implicite, mais il est plus prudent d’y voir une absence de preuve.

La bibliothèque d’Alexandrie a-t-elle disparu en une fois ?

De nombreux chercheurs s’accordent pour dire que la bibliothèque n’a pas été détruite en une seule fois. Elle aurait plutôt disparu progressivement, au fil de plusieurs épisodes mal documentés. Voici les principaux moments qui ont pu contribuer à sa disparition :

  • Vers -48, lors de la guerre entre Jules César et Ptolémée XIII, un incendie ravage une partie du port d’Alexandrie. Des entrepôts contenant des livres auraient été détruits. Certains auteurs anciens, comme Plutarque, évoquent des pertes importantes, mais les chiffres et l’ampleur du désastre restent discutés.

  • Au IIIe siècle après J.-C., l’empereur Aurélien mène une reconquête militaire d’Alexandrie. Des destructions importantes sont alors signalées dans le quartier royal, là où se trouvait le Muséion. Il est possible que ce soit à cette époque que la bibliothèque principale ait cessé d’exister.

  • En 391, donc, c’est le Serapeum qui est démoli. Il est plausible qu’une bibliothèque secondaire s’y trouvait encore, mais rien ne permet de l’affirmer avec certitude.

  • Enfin, au VIIe siècle, une tradition tardive, rapportée des siècles plus tard par des auteurs arabes ou syriaques, accuse les conquérants musulmans d’avoir achevé la destruction de ce qui restait. Ces récits, notamment attribués à Bar-Hebraeus ou à Abd al-Latif al-Baghdadi, prétendent que le calife Omar aurait ordonné la destruction des livres. Mais cette version n’apparaît que bien après les faits et est aujourd’hui considérée comme apocryphe.

D’où vient alors l’idée que les chrétiens seraient les coupables ?

Aucune source antique ne dit explicitement que les chrétiens ont détruit la bibliothèque d’Alexandrie. Pourtant, cette idée s’est installée peu à peu dans les récits modernes, pour plusieurs raisons.

L’un des premiers à avoir popularisé cette thèse est l’historien anglais Edward Gibbon, au XVIIIe siècle. Dans son ouvrage Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain, il critique vivement le christianisme primitif, qu’il juge destructeur des traditions intellectuelles antiques. Il suggère que la destruction du Serapeum par des chrétiens zélés a pu s’accompagner de celle d’une bibliothèque, même s’il n’en apporte pas de preuve directe.

D’autres auteurs ont alimenté cette vision en évoquant des épisodes comme l’assassinat d’Hypatie, une philosophe néoplatonicienne tuée par une foule chrétienne en 415 à Alexandrie. Là encore, il ne s’agit pas d’un événement lié à la bibliothèque, mais le symbole d’un conflit entre rationalité païenne et ferveur religieuse chrétienne a fortement marqué les esprits.

Enfin, dans les siècles suivants, certains chroniqueurs chrétiens, comme Jean de Nikiou, ou des auteurs chrétiens tardifs comme Évagrius, mentionnent des destructions d’objets païens, mais ils ne parlent jamais de manuscrits ou de bibliothèques.

Un mythe moderne largement exagéré : l’article de Stanford remet les faits en perspective

Dans un article publié sur le blog Book Haven de l’université Stanford, intitulé « The Library of Alexandria, destroyed by an angry mob with torches? Not very likely », l’auteur revient sur l’idée largement répandue selon laquelle la bibliothèque d’Alexandrie aurait été réduite en cendres par une foule chrétienne fanatique. L’article s’appuie notamment sur les travaux de plusieurs historiens pour montrer que cette image spectaculaire — celle d’un bâtiment géant incendié en une nuit sous les cris d’un peuple en colère — est historiquement invraisemblable. Il souligne que ce scénario relève davantage du mythe moderne que d’un récit fondé sur des sources fiables. La destruction de la bibliothèque, rappelle l’article, est bien plus probablement le fruit d’une série d’événements étalés sur plusieurs siècles, et non d’un acte unique de vandalisme religieux.

Une approche nuancée de la disparition : l’analyse de la bibliothèque par ResearchGate

L’article disponible sur ResearchGate propose une synthèse rigoureuse des recherches sur la bibliothèque d’Alexandrie et ses différentes phases de déclin. L’auteur y rappelle que la destruction de la bibliothèque ne peut être attribuée à un seul événement ni à un seul groupe. Il insiste sur le fait que les responsabilités sont multiples, réparties sur plusieurs siècles, et qu’aucune source fiable n’atteste que les chrétiens aient incendié ou anéanti la bibliothèque. Cette étude met en lumière les erreurs d’interprétation courantes et plaide pour une lecture plus critique des récits postérieurs, souvent influencés par des visions idéologiques ou anachroniques.

Un regard rigoureux sur les faits : l’analyse de Christophe Rico sur Academia

Dans son article The Destruction of the Library of Alexandria: A Reassessment, le philologue Christophe Rico remet en question l’idée largement répandue d’une destruction brutale de la bibliothèque d’Alexandrie par les chrétiens en 391. Spécialiste du grec ancien et docteur en linguistique, Christophe Rico enseigne depuis de nombreuses années la langue et la civilisation grecques, notamment à l’Institut Polis de Jérusalem qu’il dirige. Son approche repose sur une lecture attentive des sources antiques et une mise en garde contre les reconstructions idéologiques modernes.

Dans cet article, il démontre qu’aucune source antique ne mentionne explicitement une destruction de manuscrits par les chrétiens au moment de la démolition du Serapeum. Même les textes les plus critiques à l’égard du christianisme de l’époque, comme ceux d’Ammien Marcellin, n’évoquent pas de bibliothèque. Rico souligne que les rares allusions à des livres dans les temples viennent de métaphores ou de souvenirs idéalisés, mais jamais de témoignages concrets.

Il revient aussi sur le rôle joué par des auteurs modernes comme Édouard Gibbon, dont les lectures anticléricales ont contribué à diffuser l’idée d’un christianisme hostile au savoir. Pour Rico, cette accusation repose en réalité sur des amalgames historiques et une lecture sélective des textes. Il plaide pour une compréhension plus nuancée : la bibliothèque d’Alexandrie a probablement disparu de manière progressive, sous l’effet de multiples facteurs historiques, et non par l’action d’un seul groupe ou d’un événement isolé.

Un silence troublant, mais pas une preuve

Il est vrai que l’absence de témoignages directs sur la destruction des manuscrits peut sembler étrange. Si la bibliothèque avait été détruite d’un seul coup, en 391, et que cela avait représenté une perte immense, pourquoi personne n’en aurait-il parlé ? Cela pousse beaucoup d’historiens à penser que la bibliothèque, ou ce qu’il en restait, avait déjà disparu, été dispersée ou vidée de son contenu, bien avant le IVe siècle.

La bibliothèque, en tant qu’institution, n’avait peut-être plus son prestige ni sa fonction originelle à cette époque. L’idéal encyclopédique des Ptolémées ne survivait plus que dans la mémoire des savants, et non dans une structure encore en activité.

Une accusation plus idéologique qu’historique

Dire que “les chrétiens ont détruit la bibliothèque d’Alexandrie” est donc une simplification abusive. C’est une manière de faire porter à un groupe entier la responsabilité d’un événement complexe, étalé sur plusieurs siècles et impliquant plusieurs pouvoirs, civilisations et périodes.

La persistance de cette idée tient souvent à des motifs idéologiques modernes, opposant foi et raison, religion et science, tradition et progrès. Mais l’histoire réelle est plus nuancée, et les faits ne permettent pas de trancher aussi nettement.

La bibliothèque d’Alexandrie a été l’un des plus grands projets intellectuels de l’Antiquité, mais elle a disparu progressivement, à travers plusieurs épisodes mal connus.

En 391, le Serapeum a bien été détruit par des chrétiens, dans le cadre d’une politique impériale contre le paganisme. Toutefois, rien ne prouve qu’une bibliothèque existait encore sur place à ce moment-là.

Aucune source contemporaine ne parle de destruction de manuscrits par des chrétiens. Les récits évoquant cette idée sont postérieurs, ambigus, ou interprétés de façon orientée.

La vérité historique oblige à reconnaître ce que l’on ignore, autant que ce que l’on sait. Accuser les chrétiens d’avoir détruit la bibliothèque d’Alexandrie, sans preuve, c’est céder à une vision simplifiée et idéologique de l’histoire.

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