On a rarement vu un CV aussi chargé en contradictions. Pour l’Église orthodoxe, c’est un « égal des apôtres », l’homme qui a ouvert les portes du paradis à tout un peuple. Mais avant de devenir cette icône dorée sur les murs des églises, Vladimir Ier a eu une première vie qui ferait passer les méchants de Game of Thrones pour des enfants de chœur. Viol, fratricide, raids pillards et sacrifices rituels : le chemin vers la sainteté du grand-prince de Kiev a d’abord été une autoroute pavée de cadavres. Voici l’histoire sans filtre de celui qui a fondé la « Sainte Russie » dans un bain de sang.
Un bâtard sur le trône : la prise de pouvoir par le fratricide
Pour comprendre la rage qui anime Vladimir, il faut regarder sa naissance. Il n’est pas un prince comme les autres. C’est un « bâtard », le fils du prince Sviatoslav Ier et d’une simple gouvernante, Maloucha. Dans la société hiérarchisée de la Rus’ de Kiev du Xe siècle, ce statut est une tache indélébile.
À la mort du père en 972, l’héritage tourne au massacre. Le territoire est divisé entre les trois fils, mais la paix ne dure pas. La guerre civile éclate. Vladimir, sentant sa vie menacée par son demi-frère aîné Iaropolk, doit fuir. Il ne part pas se cacher, il part se préparer. Il traverse la mer Baltique pour rejoindre la Scandinavie, la terre de ses ancêtres vikings.
Il revient en 980, et il n’est plus seul. À la tête d’une armée de mercenaires varègues, il ne vient pas négocier, mais exterminer. Sa vengeance est méthodique. Il commence par humilier Rogneda, la fille du prince de Polotsk qui avait refusé de l’épouser à cause de sa basse naissance. Vladimir capture la ville, viole la princesse devant ses parents, puis massacre la famille royale.
La route vers Kiev est ouverte. Il piège son frère Iaropolk en l’invitant à des pourparlers de paix. À peine Iaropolk a-t-il franchi le seuil de la salle de réception que deux mercenaires le poignardent sous les yeux de Vladimir. À environ 22 ans, le « bâtard » est désormais le seul maître de la Rus’.
Le culte du sang : les années païennes
Une fois au sommet, Vladimir ne se calme pas. Au contraire, il instaure un régime de terreur mystique. Pour unifier les tribus slaves disparates, il a besoin d’un ciment idéologique fort. Il choisit le paganisme radical. Sur une colline surplombant son palais à Kiev, il fait ériger un sanctuaire terrifiant.
Au centre trône Peroun, le dieu de la foudre et de la guerre. La statue en bois est immense, dotée d’une tête en argent et d’une moustache en or. Mais l’or ne suffit pas à apaiser ces dieux ; il leur faut du vivant. Les chroniques de l’époque, notamment la Chronique des temps passés, décrivent un souverain insatiable. On lui prête des centaines de concubines disséminées entre Vychgorod, Belgorod et Berestovo.
C’est en 983 que l’horreur atteint son paroxysme. Après une victoire militaire contre les Yotvingiens, les anciens décident qu’un sacrifice humain est nécessaire pour remercier les idoles. Le sort tombe sur un jeune varègue chrétien, Jean, fils d’un certain Théodore. Le père refuse de livrer son enfant à ce qu’il appelle des « bouts de bois ». La foule, fanatisée par le culte instauré par Vladimir, lynche le père et le fils et détruit leur maison. Ils sont considérés comme les premiers martyrs de Russie, tués indirectement par la main de celui qui deviendra… leur saint patron.

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988 : Le coup de poker politique et spirituel
Comment passe-t-on de chef de guerre païen à pilier de la chrétienté ? Par pragmatisme. Vers la fin des années 980, Vladimir comprend que son paganisme isole la Rus’ de Kiev sur la scène internationale. Ses voisins sont musulmans, juifs ou chrétiens. Il doit choisir un camp pour faire entrer son empire dans la cour des grands.
La légende raconte qu’il a envoyé des émissaires tester chaque religion (« l’examen des religions »). L’Islam est rejeté car l’interdiction de l’alcool est jugée incompatible avec la vie russe (« La joie des Russes est dans la boisson », aurait-il dit). Le Judaïsme est écarté car Vladimir ne comprend pas qu’un Dieu puissant puisse laisser son peuple sans terre.
C’est finalement Constantinople qui l’emporte. Ses envoyés reviennent éblouis par la splendeur de la liturgie à la basilique Sainte-Sophie, ne sachant plus « s’ils étaient au ciel ou sur terre ».
Mais la conversion réelle est, encore une fois, une manœuvre géopolitique géniale. L’empereur byzantin Basile II est en difficulté militaire et demande l’aide des barbares du Nord. Vladimir accepte, mais pose une condition inouïe : il veut épouser la sœur de l’empereur, la princesse Anna Porphyrogénète. Jamais une princesse « née dans la pourpre » n’a été mariée à un païen étranger. Basile II, le dos au mur, accepte à condition que Vladimir se fasse baptiser.
Du Dniepr à la sainteté
Le baptême a lieu à Chersonèse, en Crimée, en 988. Et c’est là que l’histoire bascule dans l’inexplicable. Ce qui ne devait être qu’une formalité diplomatique semble provoquer un véritable court-circuit chez le tyran.
De retour à Kiev, Vladimir est méconnaissable. L’homme qui violait et tuait ordonne la destruction immédiate des idoles qu’il avait lui-même érigées. La statue de Peroun est traînée par un cheval, fouettée par douze hommes et jetée dans le Dniepr. Il ordonne ensuite le baptême collectif de tout le peuple de Kiev dans les eaux du fleuve.
Le plus surprenant reste son comportement personnel. Il renvoie ses centaines de femmes pour vivre uniquement avec Anna. Il abolit la peine de mort (une décision si radicale que les évêques eux-mêmes lui demanderont de la rétablir face à la montée du brigandage). Il dilapide le trésor royal en aumônes, organisant des banquets pour les pauvres et faisant livrer de la nourriture aux malades qui ne peuvent se déplacer.
Il meurt en 1015, laissant derrière lui un empire métamorphosé, alphabétisé par les moines et couvert d’églises, dont la célèbre Église de la Dîme. L’histoire a choisi d’oublier le fratricide pour canoniser le bâtisseur, faisant de Saint Vladimir la figure tutélaire de l’Ukraine et de la Russie modernes.




